PROLOGUE

Tu te réveilles en clignant les yeux, déjà terrifiée. Peut-être à cause d’un bruit de pas au loin ou du cliquetis d’un trousseau de clés. Tu t’empresses de ramper jusqu’à un angle de ta cellule et tu te tapis dans la pénombre, pour te cacher de cette personne qui emprunte le couloir. Ça n’a jamais marché, de toutes ces semaines que tu as passées ici, mais tu essaies quand même. Tu espères que, cette fois peut-être, on te laissera tranquille.

Tu te recroquevilles dans ce coin, tu t’y fonds du mieux que tu peux, tu supplies les murs de t’aider, chuchotant pour de vrai aux parpaings. Tu adores ton cachot, car il n’est pas la salle d’interrogatoire. Il est certes froid, dur, obscur et grouillant de cafards, mais il ne t’y est jamais rien arrivé. Si seulement tu pouvais y rester pour toujours, tu serais prête à accepter ce compromis. Surtout maintenant que tu entends cette clé tourner dans la serrure.

Une femme se tient dans l’embrasure de la porte et te toise de toute sa hauteur. Il suffit qu’elle te désigne de son long doigt décharné et tu sais exactement quoi faire : te lever, la contourner en trottinant pour aller dans le couloir et gagner l’autre pièce. Si tu cherches à résister, elle t’y traînera de force. Et tu n’es même pas obligée de les voir, tu les entends et tu les sens déjà – les deux petits sacs vides qui pendent à sa ceinture.

Celui qui est transparent sert à l’étouffement. Ils te le mettent sur la tête et tu peux voir au travers pendant qu’ils t’asphyxient. Tu les vois t’observer sans rien faire pendant que tu cherches ton souffle, et c’est encore pire.

Le noir est pour l’eau. Tu es complètement aveuglée et ils t’attachent les mains dans le dos avant de t’en verser sur le visage – des seaux et des seaux d’une eau glaciale, sans s’interrompre. Tu finis par n’avoir d’autre choix que de reprendre ton souffle, et fatalement tu en avales et tu te noies.

La plupart du temps, ils s’arrêtent juste quand tu crois mourir. D’autres fois, tu t’évanouis et te réveilles dans ta cellule, la poitrine toute contusionnée à cause du massage cardiaque qu’ils ont dû te faire pour te ranimer. Et quelque part, tu leur en es reconnaissante en reprenant connaissance sur ce sol crasseux. Ils auraient pu te tuer, mais ils ne l’ont pas fait. Ils t’ont torturée jusqu’à la limite de la mort, mais pas plus loin. Une fois dans ton cachot, tu es de nouveau en sécurité.

Jusqu’à demain.

Car, subitement, une journée s’écoule et il faut tout recommencer. Ou alors, ce n’est pas un jour mais une heure, voire une minute. Tu n’en sais rien. Il n’y a aucun repère, ici. Pas d’aube, pas de crépuscule, pas d’horloge, pas de lumière. Juste ta cellule et la pièce avec la dame aux sacs. Et, chaque fois, pendant qu’elle hésite entre le transparent et le noir, elle te sourit et te rappelle les données de ta nouvelle vie.

Tu es une terroriste.

On peut te faire tout ce qu’on veut.

Tu vas mourir ici.

À moins que…

À moins que tu répondes à leurs questions. Tout cela s’arrêterait si tu coopérais. Tu pourrais dormir dans ton lit dès ce soir, si tu acceptais de répondre à ces questions très simples.

Quand aura lieu la prochaine attaque ?

Où se cache Kai ?

Qui l’aide ?

Que peux-tu me dire sur l’Arche ?

Que peux-tu me dire sur l’Arche ?

Que peux-tu me dire sur l’Arche ?

Tu comprends à peine de quoi ils parlent, mais tu perçois leur panique, leur peur, leur détermination. Tu leur expliques que tu n’en sais rien. Ils ne te croient pas. Ça ne leur paraît pas logique.

Qu’est-ce qui te pousse à aider ces gens ?

Ils sont en train de détruire l’Amérique.

Ne veux-tu pas protéger ton pays ?

Ils insistent pour que tu leur dises quelque chose. Mais le peu que tu sais – le moindre fragment d’information qui pourrait éventuellement leur être utile –, tu le protèges de toutes tes forces. Tu le ranges dans un coin de ta tête, tu le caches, tu l’oublies, tu en nies l’existence afin qu’ils ne puissent pas te le soutirer. C’est ton seul moyen de contribuer, désormais. Et y renoncer serait encore plus douloureux que les sacs.

Aujourd’hui, elle commence par le transparent. Le plastique tendu est plaqué sur ta figure, et tu sais à présent qu’il ne faut pas trop remuer – que ça ne ferait qu’empirer les choses. Tu sais qu’il ne faut pas secouer les bras – les menottes t’entailleraient les poignets. Tu sais qu’il ne faut pas paniquer – tu gaspillerais ton air trop vite. Alors, tu restes assise bien calmement, même si le sac est de plus en plus serré ; ta gorge commence à brûler, ta tête à tourner, ton cœur à s’emballer. Tout ce que tu peux faire, c’est regarder fixement la dame et ses collègues à travers ce morceau de plastique. Tu sais qu’ils finiront par retirer le sac, mais chaque fois ils attendent un peu plus, comme pour battre un record. Tu commences à suffoquer, désormais, et tu halètes, tu halètes, tu halètes, mais il n’y a plus d’air à aspirer. Pourtant, tu sais qu’ils ne vont pas arrêter tout de suite. Tu es encore loin du bout.

Et là, tu prends une seconde pour réfléchir à l’absurdité de la situation : tu es en train de mourir lentement et douloureusement sous les yeux de fonctionnaires payés par ton propre gouvernement, qui ne lèvent pas un doigt pour t’aider et n’enfreignent aucune loi en te torturant de la sorte. Tu essaies de soutenir leur regard, pour les juger, les implorer, pour créer un lien quelconque, mais tu n’y vois plus rien. Tu es à bout de souffle et tu halètes encore, consciente que c’est parfaitement inutile ; pourtant, ton cerveau ne peut s’empêcher de te forcer à le faire. Tu n’es plus qu’un corps à moitié mort, incapable de penser ou de prendre une décision. Tu n’es plus rien. Tout est fini, et soit ils te laisseront mourir, soit ils retireront le sac. Tu t’évanouis avant d’avoir la réponse. Telle est ta vie, désormais.

Tu es une terroriste.

On peut te faire tout ce qu’on veut.

Tu vas mourir ici.

À moins que…

À moins que rien du tout. Certaines choses valent que l’on meure pour elles.

CHAPITRE 1

Quatre semaines plus tôt

Les exercices de respiration aidèrent Cody à se détendre. Elle courut jusqu’au milieu de la route et avala de grandes goulées d’air, recouvrant peu à peu ses nerfs. La ville était silencieuse, les rues désertes, mais paradoxalement le calme l’angoissait encore plus. Cela lui rappelait ces instants sinistres précédant un tremblement de terre, quand tous les oiseaux, insectes et animaux disparaissaient subitement pour se mettre à l’abri. Où allaient-ils tous ? Et comment savaient-ils ce qui allait advenir ?

Peut-être qu’ils avaient une mère comme celle de Cody – le genre de maman qui, sans prévenir, décochait parfois un regard qui faisait froid dans le dos. Cody s’était toujours demandé ce que ce regard avait de si spécial, un mélange étrange d’amour et d’espérance mêlés d’un sentiment bien plus sombre. Elle avait fini par déduire qu’il s’agissait d’une forme de culpabilité. La culpabilité qu’éprouvait sa mère d’avoir pris une décision pour elle. Une décision qui, avec le recul, mettait désormais Cody en danger. Cody ne percevait pas les choses ainsi, mais cela la mettait mal à l’aise malgré tout. Alors qu’elles étaient installées ensemble devant leur vieille télévision cubique, en attendant comme tout le monde les informations, elle avait senti sa mère la dévisager de la sorte. Cody avait donc ramassé ses tennis trouées et enfilé un t-shirt délavé avant de se faufiler par la porte. Courir était toujours plus aisé que discuter. Au moins, quand elle courait, elle arrivait à respirer.

Une fois dehors, Cody avait traversé en trois sauts son jardin mal entretenu, descendu son allée de gravier et allongé les foulées en quittant son quartier en ruine. Elle se glissait désormais à travers les carrefours déserts, sans se soucier de la lueur lugubre des téléviseurs allumés dans chaque maison, ses yeux vert foncé rivés droit devant, son épaisse chevelure bordeaux flottant derrière elle. Dans ces bâtisses, tout le monde attendait la décision avec fébrilité. Cependant, Cody savait ce qui allait arriver, elle le sentait aussi bien que les oiseaux. Elle était sûre du jugement que rendrait la Cour suprême, comprenant ce que cela impliquerait pour elle. Avant ça, elle voulait rejoindre James.

Ses jambes la portèrent à l’autre bout de la ville, après un parcours sinueux de trois kilomètres lui permettant de ne pas emprunter le chemin le plus direct, devenu trop dangereux. Elle ne voulait pas passer devant certaines fenêtres ni apercevoir certaines personnes. Il y avait des drapeaux, des panneaux ou des graffitis qu’elle tenait à éviter. En bifurquant aux bons endroits, elle parvenait à oublier ce que le reste du monde pensait d’elle.

Quand elle arriva devant la majestueuse demeure en brique au bout d’Argyle Street, Cody coupa par la pelouse parfaitement tondue et alla se cacher derrière un buisson pour épier par une fenêtre latérale. Sans surprise, James et sa famille au grand complet étaient blottis dans le salon devant leur écran. James, avec sa tignasse de boucles brunes, était assis bien droit, l’air parfaitement neutre malgré les images qui défilaient devant ses yeux. Cody savait que, si elle patientait assez longtemps, il finirait par sentir le poids de son regard. James était tête en l’air, mais jamais la concernant. Ce n’était pas le pire défaut pour un petit ami de dix-sept ans.

Quand il la remarqua, elle lui désigna la rue d’un rapide mouvement de menton, et il l’y retrouva une minute plus tard. Avant qu’il puisse dire un mot, Cody s’était remise à courir et James essayait de la rattraper ; ils étaient les deux seuls êtres à bouger tandis que le crépuscule s’installait sur la ville de Shasta, en Californie.

Les voir foncer tous deux était comme observer deux aigles fendre l’air ou deux dauphins sauter par-dessus une vague. Ce mouvement leur paraissait naturel, comme s’ils étaient nés pour pratiquer justement cette activité. Leurs corps étaient idéalement proportionnés, leurs bras et leurs jambes se relayaient avec une précision mathématique, leurs puissantes expirations répondaient avec une symétrie parfaite à leurs longues inspirations. Ils étaient magnifiques et semblaient survoler le sol.

Ils filèrent jusqu’à la lisière du quartier résidentiel, gravirent les contreforts irréguliers s’élevant en périphérie et s’enfoncèrent dans une dense pinède où le sentier devenait plus cahoteux, plus étroit et plus raide. Leur allure demeurait régulière, leurs pas restaient lestes et agiles sur la terre sombre et rocailleuse.

Puis, à des kilomètres de là, ils aboutirent à une clairière, où ils s’arrêtèrent enfin pour reprendre leur souffle dans la bonne odeur des pins. En contrebas, la ville était immobile, à moitié illuminée par le soleil déclinant. Un petit vent d’automne soufflait depuis la vallée.

– Qu’est-ce qui va se passer, à ton avis ? demanda alors Cody, brisant le silence.

James ne mentait jamais, et elle savait qu’il lui répondrait honnêtement, même s’il s’inquiétait. Elle lui passa un bras derrière le dos et s’appuya contre lui pour se protéger de la brise et de tout le reste.

– Je ne sais pas, admit-il. Mais quoi qu’il advienne, il ne nous arrivera rien.

Elle le serra plus fort et essaya de le croire.

 

 

 

Sur le chemin du retour, ils ne purent s’empêcher de s’adonner à leur jeu préféré : tenter de faire rouler un même caillou jusqu’au bas de la pente sans jamais le ramasser. La plupart du temps, la pierre en question finissait par sauter par-dessus le rebord ou par disparaître sous un buisson, mais chaque fois qu’ils parvenaient à en sauver une, Cody la rapportait chez elle et la conservait. Rien de tel qu’un tas de rocaille pour donner un cachet à sa chambre. Cela complétait idéalement le reste des affaires qui en jonchaient le sol : les télescopes, balances ou autres instruments médicaux qu’elle adorait acheter aux puces. Cela contribuait à ce que James appelait l’esthétique « unique » de Cody : un chic scientifique perçu à travers une lentille d’époque. Même si un inconnu découvrant sa collection en aurait probablement déduit qu’elle était une sorte de sorcière.

James poussa le caillou du pied, veillant à ne pas le faire s’écarter du chemin.

– Tu veux rester dîner ? s’enquit-il.

– Pour que tes parents me fassent passer un contre-interrogatoire sur les événements actuels ?

– Ma mère t’a vue rôder devant la fenêtre.

– Rôder ? Mince, elle ferait bien de planquer son argenterie.

– Ce sont ses mots, pas les miens. Elle m’a dit que si tu n’entrais pas, elle te déposerait un verre de lait dehors. Je lui ai répondu que tu préférerais une assiette de brownies.

– Ça me dirait bien.

– Allez, Cody. Je sais qu’ils ont l’air grave, mais ils t’aiment bien, je te le promets.

Pitié, songea-t-elle. Est-ce qu’ils demandent à leurs autres invités s’ils ont des punaises de lit dans leur manteau ?

– Il y a aussi ton frère, déclara Cody. Chaque fois qu’il nous voit ensemble, on dirait que ses yeux nous lancent des poignards.

– Mais non, tu exagères.

– Bon, peut-être pas des poignards, mais au moins des couteaux à beurre. Ça reste bizarre.

– Ce n’est pas facile pour lui d’être le tordu du groupe. Quand on nous voit tous les trois, c’est lui qui sort du lot.

– Personne ne le remarquerait s’il n’en faisait pas toute une histoire ! s’exclama Cody. (Elle donna un coup de pied dans la pierre et prit une brusque inspiration.) Et aujourd’hui… il va jubiler.

– C’est notamment pour ça que j’ai tant besoin de toi. À moins, bien sûr, que tu veuilles me laisser gérer ça tout seul, repartit James en exagérant.

Cody ne put s’empêcher de sourire, même si elle secoua la tête.

– Je déteste quand tu fais ça.

– Quand je me montre plus malin que toi pour arriver à mes fins ? répliqua-t-il, hilare.

– Non, quand tu penses t’être montré plus malin alors que ça n’est pas le cas.

– Mais tu vas rester dîner, pas vrai ?

James donna un puissant coup de pied au caillou du bout de sa chaussure fluo dernier cri, et la pierre roula sous des broussailles. Cody la regarda disparaître avant de bousculer son ami, qui dut courir pour ne pas perdre l’équilibre.

– Tu es nul ! Je voulais la garder !

Sans ralentir, James lui cria :

– Viens, on est en retard !

 

 

 

Faute d’avoir pu repasser chez elle, Cody dut se laver dans la salle de bains de James ; elle prit néanmoins tout son temps avant de descendre. Et comme elle n’avait pas de vêtements de rechange, elle avait le choix entre ressembler à une pouilleuse dans le pyjama de son copain ou sentir le vestiaire dans ses affaires de sport imbibées de sueur. C’était du James tout craché : adorable de sa part de l’inviter, mais sans envisager que ses parents puissent la juger sur son apparence. Et même si sa salle de bains était d’une propreté agaçante, la qualité de ses shampooings était affligeante.

Ils avaient compris que les nouvelles n’étaient pas bonnes dès qu’ils étaient rentrés de leur footing, car tout le monde les avait toisés silencieusement. Cody avait rapidement pris congé pour aller se rafraîchir, et elle se cachait sous la cascade d’eau chaude depuis au moins vingt minutes. Quand elle estima qu’elle frôlait l’impolitesse, elle finit par sortir et se vit dans le miroir. Pas mal, estima-t-elle avec un brin de fierté. Elle comprenait pourquoi certaines personnes la jalousaient. Ses pommettes hautes, ses traits parfaitement symétriques, la jolie constellation de taches de rousseur… Elle se savait belle. Mais Cody se rappela qu’elle n’avait pas choisi son apparence, pas plus que quiconque. Ils étaient nés ainsi. Voilà qui ils étaient.

Cody, James et des centaines de milliers d’autres jeunes dans le pays étaient des pionniers, les premiers bébés nés des progrès du génie génétique. Tous avaient été approuvés par un programme pilote dirigé par l’Institut national de la santé, qui avait accepté d’étudier cette nouvelle technologie, l’autorisant à une petite fraction de la population. Un pour cent, précisément.

Ainsi, depuis vingt ans, un nouveau-né sur cent était issu de manipulations génétiques. Des scientifiques modifiaient leurs génomes, sélectionnant certaines caractéristiques des parents, en éliminant d’autres. On appelait cela faire ses courses. Sans surprise, Cody, James et leurs semblables étaient tous grands et robustes, en plus d’avoir un physique parfait.

Cody en était malgré tout étonnée : elle n’arrivait pas à croire qu’on ait pu isoler quelque élément positif de son patrimoine génétique. Entre sa mère géniale, mais parfaitement quelconque, et le peu qu’elle savait de son père, les chercheurs n’avaient pas dû avoir grand-chose à garder. Pourtant, ils avaient manifestement trouvé assez de données, car elle était bien là, aussi parfaitement assemblée que les autres élus, les Ones, ainsi qu’on les surnommait. Parfois, l’ampleur de sa chance lui coupait le souffle et elle se retrouvait littéralement à haleter. Qui était-elle pour mériter un sort pareil ? Personne, en vérité, juste un bébé parmi cent autres, sélectionné par une sorte de loterie gouvernementale. Comment pourrait-elle un jour rembourser cette dette ? Et à qui, et quand, et où ? Cody ressassait constamment ces questions, sans jamais y trouver de réponse.

Être une Ones était de toute évidence un cadeau, elle en avait conscience. Les avantages procurés par cette nouvelle technologie étaient évidents, car au-delà de l’aspect purement esthétique, elle permettait aussi d’éradiquer certains attributs négatifs tels l’asthme ou l’acné. En revanche, on n’en mesurait pas encore parfaitement tous les inconvénients.

Certes, les enfants ainsi étudiés étaient pleinement humains et en parfaite santé ; toutefois, alors que la première génération d’entre eux atteignait l’âge adulte, le reste du monde commençait à les remarquer.

Les Ones excellaient dans tous les domaines. Même à la crèche, il était possible de deviner quels bambins faisaient partie du programme. Alors que Cody s’essuyait une nouvelle fois les cheveux et continuait de gagner du temps, elle repensa avec nostalgie à ses très jeunes années, quand elle jouait à chat et que personne n’arrivait à l’attraper, alors que certains de ses camarades ne parvenaient même pas à courir sans tomber. À présent, les plus âgés des Élus avaient un impact sur le monde. Plusieurs des pairs de James et Cody avaient déjà accompli des choses épatantes pour des gens de leur âge : obtenu un diplôme universitaire ; gagné une médaille olympique ; créé des entreprises florissantes ; eu un impact considérable sur le monde des arts, de la musique ou des sciences. Il était évident que ces gamins étaient nés avec un avantage colossal.

Alors que Cody s’aventurait dans le couloir moquetté, elle entendit la télévision ronronner au rez-de-chaussée. Elle frémit, ne sachant que trop bien ce qui s’y racontait.

Une organisation militante intitulée Mouvement Égalité avait pris de l’ampleur au fil des années, dans le but affiché d’octroyer à tous les citoyens un traitement juste et égal. Mais Cody n’était pas dupe : ce qu’ils voulaient au fond, c’était persécuter les Ones. Et avec Amber Reed, une charmante pom-pom girl venue de Caroline du Sud, ils avaient trouvé une manière ingénieuse d’y parvenir.

Tout avait commencé quand cette pauvre Amber avait été évincée de son équipe de cheerleaders, au lycée. Ses parents avaient traîné l’école devant les tribunaux, alléguant que les Ones choisis dans l’équipe bénéficiaient d’un avantage irrégulier. Les leaders du Mouvement Égalité s’étaient servis du procès pour remettre en cause l’existence même des Ones. L’affaire de cette pom-pom girl s’était finalement transformée en Reed VS Institut national de la santé, où la place d’Amber dans l’équipe n’était plus du tout la question : à présent, la Cour suprême devait décider si les mutations génétiques étaient effectivement légales. Le Mouvement Égalité avait parfaitement abattu ses cartes. Et pendant que Cody et James faisaient la course, la décision était tombée.

Les mutations génétiques venaient d’être déclarées illégales.

Cody, James et tous les autres vivaient désormais sur un îlot de l’histoire : ils seraient les premiers et les derniers dans leur genre. Une génération orpheline. Un sentiment de solitude poussa finalement Cody à s’habiller pour descendre.

 

 

 

Le dîner se déroula exactement comme elle l’avait redouté. La mère de James, Helen, était comme d’habitude vêtue de trois pulls différents et arborait un tas de bracelets. Incapable de rester assise plus de deux secondes, elle ne cessait de se lever pour ramasser les assiettes ou rapporter de la nourriture. Et surtout qu’aucune miette ne vienne tomber par terre ! En bout de table, le père de James menait la conversation en observant par-dessus ses lunettes étroites. Arthur était professeur à l’université d’État voisine et venait de demander pour la dixième fois à Cody ce qu’elle comptait étudier à la fac.

– La création de costumes, répondit-elle.

Elle ne savait plus quel métier inventer pour faire enrager Arthur.

– Intéressant, commenta-t-il en s’efforçant de ne pas s’étrangler sur sa nourriture. C’est original.

– Exactement, répliqua Cody en coulant un regard vers James.

Elle réprima un sourire quand il lui donna une chiquenaude sous la table.

Et puis il y avait Michael, le frère de James, son aîné de six ans. Lui aussi était grand, beau et brun, et il portait une chemise parfaitement boutonnée, aussi ennuyeuse que celle de son cadet. Après avoir décroché son diplôme, il avait travaillé comme ingénieur, mais avait récemment dû revenir habiter chez ses parents. Michael n’avait presque rien dit du repas, mais Cody le vit poser sa fourchette avec détermination et se tourner vers elle et James.

– Que pensez-vous de la décision de la Cour suprême ? s’enquit-il.

– Allons, Michael… commença James.

– Vous êtes d’accord, ou pas ?

Cody vit James implorer son père silencieusement, mais Arthur semblait lui aussi curieux d’entendre la réponse.

– Je comprends que les gens s’inquiètent de ce qui risque d’arriver à terme, commença James, mais c’est le cas avec n’importe quelle technologie. On ne les interdit pas pour autant.

– Facile à dire, dans ton cas, répliqua Michael. Et toi, tu en penses quoi ? demanda-t-il à Cody.

– C’est des conneries, rétorqua-t-elle.

Elle jeta aussitôt un coup d’œil à la mère de James, regrettant de s’être montrée grossière. Helen s’essuya la bouche de sa serviette, comme si elle avait juré elle-même. Michael, lui, souriait, satisfait d’avoir provoqué pareille réaction. Cody sentit James lui toucher la jambe de nouveau, mais elle repoussa sa main.

– Je sais que tu es d’accord avec moi, dit-elle à Michael. Tu as simplement trop peur pour l’admettre. Mettre un frein au progrès scientifique au prétexte qu’une bande de vieillards a peur de perdre son boulot est ridicule.

Tous les regards se braquèrent sur elle, et elle comprit qu’elle avait mis les pieds dans le plat. Elle avait oublié que Michael avait été licencié au profit d’un ingénieur plus jeune et plus talentueux. Il soupçonnait que ce dernier soit un One.

– Je suis navrée, reprit Cody avec sincérité. Simplement, je ne pense pas qu’interdire la science profite à quiconque. Il y aura toujours des gens plus jeunes sur le marché de l’emploi, qu’ils soient des Ones ou non.

– La Cour n’est pas de cet avis – elle a voté à neuf voix contre zéro. Et le Congrès s’apprête à passer des lois concernant les avantages injustes des Ones, renchérit Michael.

– Les avantages injustes ? répéta Cody. Ça ne date pas d’hier. Que penses-tu des gens qui sont nés dans une famille aisée ? Qui ont droit aux meilleurs médecins, dans les meilleurs hôpitaux ? De ceux qui ont un parent à domicile qui a le temps de leur lire des histoires ? Ça doit être plutôt sympa, non ? Est-ce que le Congrès devrait revoir ses lois pour remédier à ces injustices ?

– Il y a des limites. L’immense majorité du pays sait que nous sommes allés trop loin, contra Michael.

– Je me demande pourquoi, intervint James pour détourner l’attention de Cody.

– Ne viens pas me dire que vous êtes une pauvre minorité opprimée, insista son grand frère.

– Alors qu’est-ce qu’on est, à ton avis ? s’exclama Cody. Nous n’avons aucun pouvoir politique, aucune représentation au sein des institutions, pas d’argent, aucun moyen de défendre nos intérêts et nous sommes à un contre quatre-vingt-dix-neuf.

– C’est exactement ce que demande le Mouvement Égalité : les mêmes droits pour tout le monde, affirma Michael.

– Le Mouvement Égalité veut nous priver de nos droits, rectifia Cody. Il veut se débarrasser de nous.

– Pas du tout, répondit Michael. On aimerait simplement…

– On ? s’étonna aussitôt Helen, à la surprise générale. (Elle était toujours si silencieuse qu’il était facile d’oublier sa présence.) Depuis quand fais-tu partie du Mouvement Égalité ?

Michael resta un instant silencieux, étonné par la gravité de sa mère. Helen tendit les bras pour saisir chacun de ses fils par l’épaule.

– Vous êtes frères ! Ne vous avisez pas de faire quoi que ce soit qui pourrait nuire à l’un d’entre vous. Jamais !

Cody comprit immédiatement ce qui avait provoqué l’emportement soudain d’Helen. Il ne s’agissait pas de Michael ou de James, mais du troisième fils d’Arthur et Helen, celui qui était décédé. Cody ne savait pas grand-chose de lui, sauf qu’il était mort avant la naissance de James. Cette version-là de leur famille avait sans doute été différente, peut-être meilleure, d’une certaine manière. Il y avait encore deux parents et deux fils, mais dans la configuration d’origine, ces derniers étaient sur un pied d’égalité. Cody savait que James n’était pas responsable de cette nouvelle situation, mais le reste de la famille semblait l’oublier.

Michael marmonna des excuses. Helen lâcha ses garçons, reprit ses esprits et s’en alla à la cuisine. Cody observa alors les deux frères se dévisager, et cette vision lui démolit les nerfs. Elle lisait la vérité dans leurs prunelles – une adoration inconditionnelle d’un côté, une jalousie implacable de l’autre – et comprenait qu’ils ne seraient jamais vraiment frères. Pas tant que Michael ne considérerait James que comme un Élu. Pas tant qu’il le verrait comme un remplaçant.

 

 

 

Même si Cody voulait rentrer à pied, James insista pour la reconduire chez elle ; ils grimpèrent donc dans la vieille Jeep rouge déglinguée que James refusait de laisser mourir. C’était d’ailleurs tout à son mérite : il savait faire des merveilles avec un moteur. L’avait-il appris un jour ? Avait-il été programmé dès la naissance pour réparer une fuite de carburateur ? Cody se posait ce genre de questions chaque fois qu’elle était douée pour quelque chose. Était-elle née ainsi, ou avait-elle été conçue ainsi ? Cela faisait-il d’ailleurs la moindre différence ?

– Je suis désolé, dit James tandis qu’ils quittaient l’allée. C’était bizarre.

– Ça va, le rassura-t-elle. Tu n’as rien fait de mal.

– Michael ne pense pas vraiment ce qu’il dit. Il sort juste d’une rupture douloureuse.

– Il a un One dans sa famille, et pourtant il ne nous supporte toujours pas. Tu imagines ce que les autres doivent ressentir, alors ?

– Mais non. Tout ira bien.

– Quand est-ce que tu vas capter ? s’exclama Cody, plus fort qu’elle ne l’avait souhaité. (James se ratatina sur son siège, surpris par sa réaction.) Cette décision de la Cour suprême n’est qu’un début. Qui sait quelle loi ils vont faire passer d’ici une semaine ou un mois ? Quelqu’un a craché devant moi l’autre jour, quand on s’est croisés. Pourquoi a-t-il fait ça ? (Elle répondit elle-même à sa question.) Parce qu’il est devenu légal de nous haïr.

– Calme-toi. C’était la loi que le Mouvement Égalité voulait faire passer. Maintenant qu’ils ont eu gain de cause, c’est terminé.

Cody secoua la tête, agacée par la naïveté de James.

– Je vais formuler ça autrement, peut-être que tu vas mieux comprendre…

– Je t’écoute.

– Tu te rappelles quand on a commencé à sortir ensemble, quand je ne voulais pas te laisser m’embrasser ?

– Bien sûr, répondit James. C’était l’enfer.

Il se fendit malgré lui d’un demi-sourire craquant, mais Cody ne se laissa pas distraire.

– Et après qu’on s’est embrassés, qu’est-ce qui s’est passé ?

– Tu as vu des étoiles et tu t’es rendu compte que tu ne pourrais pas vivre sans moi ?

Il lui adressa un sourire rayonnant.

– Dans tes rêves. Je veux dire, quand on s’est revus la fois suivante, qu’est-ce qui s’est passé ? (Cody se saisit du poignet droit de James et le lui agita devant le visage.) Avec ça ?

– Tu parles de mes mains ? Oh. Elles, euh, elles ont voulu se promener.

– Exactement. Et ensuite ?

– Elles ont voulu aller plus loin, admit-il en rougissant légèrement.

– Et ainsi de suite, avec chaque fois un peu moins de résistance, conclut Cody.

James comprit enfin où elle voulait en venir.

– Waouh. Tu crois que tous les Ones vont être menés à l’abattoir ?

– Grosso modo, oui, répondit Cody, heureuse que sa démonstration ait porté ses fruits.

– Tout ça parce que tu m’as laissé t’embrasser à la bibliothèque ce jour-là ?

Cody lui cogna le torse du revers de la main, et il se tordit de rire en tentant de l’éviter.

– J’essaie d’être sérieuse !

– Je sais, je sais, pardon, dit-il en ralentissant pour se ranger devant chez Cody. Mais honnêtement, je te jure que je ne pense pas qu’on ait quoi que ce soit à craindre.

Il coupa le contact.

Cody lui adressa un étrange regard en coin.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Je t’accompagne. Tu ne peux décemment pas te servir d’une telle analogie et espérer que je vais rentrer tranquillement chez moi.

– Ça n’était pas le but.

James retira ses mains du volant et les leva devant lui de façon inoffensive.

– Je les garde à dix heures dix, c’est juré, affirma-t-il en souriant.

Cody essaya de rester fâchée, mais en fut incapable face à l’air innocent de son ami aux fossettes adorables. Et puis il y avait ces cheveux bruns qui lui dégringolaient sur le front, avec ces boucles si épaisses qu’elles semblaient en renfermer de nouvelles. James savait la regarder de façon à ce que les petits cheveux de sa nuque se hérissent et se mettent à danser la java.

– D’accord, capitula-t-elle, sachant qu’elle n’avait pas la volonté de résister. De toute façon, ma mère est déjà couchée.

Ils descendirent de la Jeep et s’approchèrent silencieusement de la maison en bois. Elle déverrouilla la porte sans bruit et ils traversèrent à pas de loup le salon enténébré et exigu pour gagner la chambre de Cody. James se cogna dans une chaise et ravala un gémissement. Ils s’efforcèrent de ne pas piétiner les pièces de microscopes ou les vieilles sacoches de médecin qui jonchaient le sol. Cody alluma un globe, qui projeta une nuée d’étoiles sur le mur opposé. Ils y voyaient déjà un peu mieux.

– Ça va ? s’inquiéta-t-elle.

James s’assit sur le lit et l’attira près de lui.

– On ne peut mieux, affirma-t-il.

Cody se tourna face à lui et le dévisagea un instant, savourant cette sensation d’être assez proche de quelqu’un pour sentir sa présence sans le toucher. Puis, finalement, sans qu’ils aient presque à bouger, leurs lèvres se joignirent.

Après une ou deux secondes, James se recula de quelques centimètres.

– PQ3318, déclara-t-il.

Cody sourit.

– PQ3318, répondit-elle.

C’était le code du catalogue de bibliothèque qu’il lui avait griffonné sur un bout de papier avant de disparaître dans les rayons. Quand elle avait rassemblé assez de courage pour partir à sa recherche, il lui avait fallu une éternité pour le retrouver, un peu plus intimidée et excitée à chaque pas. Le livre qu’il avait sélectionné au hasard était rangé dans le fond de leur immense bibliothèque, si bien que quand elle avait enfin tourné dans le dernier rayon, ils y étaient complètement seuls.

« J’ai failli repartir… » avait-il commencé à dire, mais Cody ne l’avait pas laissé aller au bout de sa phrase. PQ3318 était resté depuis leur petit secret.

Il s’agissait d’un souvenir magnifique, et Cody y songea avec nostalgie en caressant la joue de James avant de l’embrasser de nouveau. Ils se serrèrent l’un contre l’autre, unissant leur chaleur tandis que leurs vêtements s’apprêtaient à tomber.

Ce fut alors qu’une brique traversa la vitre dans un grand fracas.

Cody haleta quand des centaines d’éclats se mirent à leur pleuvoir dessus. Son lit était placé juste sous la fenêtre, désormais percée d’un trou béant.

– Reste allongée, lui hurla James.

Mais Cody rampa jusqu’au carreau brisé et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Elle avisa l’éclat d’une voiture qui disparaissait dans la nuit dans un crissement de pneus, phares éteints. Un cri de triomphe retentit au loin dans la rue déserte.

Elle se retourna vers James qui s’était remis debout, sous le choc.

– Est-ce que tu vas bien ? lui demanda-t-il.

Cody ne répondit pas. Elle baissa les yeux sur son édredon couvert de verre et ramassa la brique, qui gisait à terre. Elle était lourde, solide, froide. Elle la retourna alors entre ses doigts et les remarqua.

Deux lignes parallèles, peintes dans un blanc qui contrastait avec le rouge du bloc d’argile. Un signe égal parfaitement dessiné. En l’étudiant, Cody n’était ni terrifiée, ni furieuse, ni nerveuse. À sa grande surprise, elle éprouvait quelque chose d’entièrement différent. Elle se sentait… prête.

Cody montra la brique à James. Elle ne tremblait pas, son regard était lucide.

– Je t’avais dit que ce n’était que le début.

 

 

 

 

 

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