Chapitre 1

Je m’appelle Mia Dempsey, et je suis une ado à problèmes.

Du genre à coucher avec des garçons rencontrés par hasard dans le passage souterrain de Fullerton.

Du genre à avoir une moyenne annuelle de 7/20.

Du genre à m’être moi-même tatoué un cœur au-dessus du sein gauche.

Du genre à boire de la vodka à la gourde durant le cours d’Histoire.

Du genre à frapper sa belle-mère1.

De toutes les raisons qui font de moi une personne à problèmes, c’est cette dernière, pour autant que je sache, qui m’a conduite ici.

Peut-être que si je m’étais simplement excusée auprès d’Alanna, je serais chez moi en ce moment-même, dans ma chambre, avec mes livres et mes magazines, mon ordinateur et mon armoire remplie de vêtements volés, au lieu de me trouver là, allongée sur ce lit qui grince, à regarder les ressorts rouillés de la couchette du dessus sur laquelle une inconnue bizarre sanglote dans son sommeil.

Mais les excuses, ce n’est pas mon fort.

À chaque fois que j’essaie de dire Pardon ou Je t’aime, les mots se dissolvent sur ma langue comme du LSD émotionnel.

Ceci dit, pour ma défense, comment aurais-je pu m’excuser après ce qu’elle m’a balancé ?

Ce jour-là, tandis qu’Alanna tenait un sachet de petits pois congelé contre son visage, les cuisses couvertes de mouchoirs tâchés de sang, mon père – qui appelait du travail en pleine journée pour gérer une nouvelle Crise de Mia – me demandait en boucle : « Pourquoi Mia ? Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça ? »

Je savais pourquoi, et Alanna aussi, mais je ne pouvais pas lui dire. Je ne pouvais pas lui répéter les mots qui sont sortis de sa bouche et qui ont fait partir le coup de poing, car je savais qu’il y avait un risque qu’il les approuve. Et si c’était le cas, ça m’aurait fait si mal que je ne crois pas que j’aurais pu faire comme si de rien n’était.

Chapitre 2

« Ado à problèmes ». Quelle expression débile. D’abord, aucun être humain qui se respecte, âgé de treize à dix-neuf ans, ne parle de lui en utilisant le terme « ado ». « Mec », « fille », « personne » : ça, oui. Mais « ado », c’est une construction sociale, un mot qui ne devrait jamais être utilisé pour décrire de vraies personnes et qu’on devrait réserver à ces produits « pas pour enfants » mais « pas trop sophistiqués non plus » pour lesquels des adultes, dans des réunions marketing, cherchent le moyen de nous convaincre qu’il est impossible de nous en passer : des poufs informes, totalement inutiles. Des coques de téléphones à paillettes. Des élastiques arc-en-ciel. Des tops annoncés taille 38 et qui se révèlent de la taille d’un post-it. À peu près tout ce qui a des pompons.

Et « à problèmes » ? Pour moi, ça évoque une fille assise dans une bibliothèque, le regard dans le vide, se caressant le menton pensivement en tentant de résoudre une équation difficile – un problème. J’aimerais beaucoup avoir des problèmes. Au lieu de ça, j’ai la rage.

De quoi précisément, je ne sais pas. Le monde, ma place dans le monde, et tous ceux qui le peuplent – c’est assez précis comme ça ? De toute façon, peu importe vu que « Institut Red Oak : internat thérapeutique pour jeunes filles très énervées de treize à dix-neuf ans » ne sonne pas aussi bien que « Institut Red Oak : internat thérapeutique pour adolescentes à problèmes. »

Non mais sérieusement, qu’est-ce qu’ils ont les adultes, avec leurs euphémismes ? Pourquoi ont-il aussi peur de nommer les choses pour ce qu’elles sont ? Par exemple, pourquoi est-ce qu’Alanna s’énerve quand je dis que Lauren et Lola sont mes demi-sœurs ? Tu ne peux arrêter de dire « demi » ? Ce sont tes sœurs, point. Sauf que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas que je n’aime pas les jumelles, mais le fait est qu’elles sont sorties du vagin d’Alanna, pas moi. Fin de l’histoire.

Et pourquoi tous mes profs ont tenu à me qualifier de « douée » depuis que j’ai six ans ? Je ne suis pas douée. Je suis intelligente. Je lis beaucoup, j’ai de bonnes notes, et j’aime autant écrire que sécher les cours pour aller fumer de l’herbe sur le parking derrière le supermarché en faillite de Six Corners. Et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire, douée ? En quoi est-ce être douée que de s’emmerder à l’école, de devoir faire semblant de buter sur des mots comme « prodigieux » ou « impertinent » quand on me demande de lire à voix haute, pour que les autres ne me prennent pas pour une tarée ? De sentir que mon cerveau est toujours stimulé, comme s’il ne pouvait pas s’arrêter, que la seule chose qui peut le calmer est de respirer l’odeur d’un livre, de l’herbe ou d’un garçon ?

« Mia a peut-être des problèmes parce qu’elle est très douée. »

Voilà la dernière sortie de génie de M. Cullerton à mon sujet, la dernière fois que j’ai été expulsée.

« Ou peut-être, a dit Alanna qui n’a pas pu s’en empêcher, que c’est à cause de ce qui est arrivé à sa mère. »

Et ça, c’est son truc. Alanna est contrariée que je ne laisse pas tomber le demi de « demi-sœurs » quand je parle de Lauren et Lola. Mais elle ne m’a jamais proposé de l’appeler Maman1. Elle adore ramener les choses à ma vraie mère, parce que pour elle, ça explique tout.

Ça explique pourquoi je suis comme ça, car s’il y a bien une chose que les adultes adorent, encore plus que les euphémismes, c’est le concept de cause à effet. Si Alanna et mon père arrivent à se persuader que ce qui est arrivé à ma mère est la cause, et que ma situation d’ado à problèmes est l’effet, alors ils peuvent éviter les deux autres explications qui sont : 1. Que les gens comme moi sont juste nés mauvais sans aucune raison, ou 2. Que ce sont eux qui m’ont rendue ainsi, en faisant des erreurs majeures dans mon éducation. Pas besoin d’être douée pour comprendre qu’il est plus facile de tout mettre sur le dos d’une morte et de passer à autre chose.

Commander You know I'm no good