Chapitre 1

Si j’avais su que la température en exil serait si basse, j’aurais trouvé la force de me battre davantage. À présent, même s’il y avait quelqu’un pour m’entendre, ce n’est plus le moment de protester ; je suis tellement loin de la maison…

Dans mon taxi, je laisse les minutes s’écouler en regardant tomber cette neige fine et poisseuse qui s’envole au moindre souffle de vent.

Le chauffeur que ma mère a envoyé m’accueillir à l’aéroport, prenant sans doute mon silence pour de la fascination, semble estimer qu’il doit me faire la conversation :

– Vous avez hâte de découvrir votre nouvelle école ? demande-t-il avec un fort accent français.

Trop occupée à glisser un doigt sur la vitre embuée, je ne réponds pas tout de suite. Finalement, je ne me donne pas la peine de jouer un rôle car je sais que la barrière linguistique masquera le sarcasme dans ma voix :

– Hâte ?

Je n’aurais même pas dû réagir. Je préfèrerais l’oublier, comme tout le reste dans ma vie.

Il part d’un rire agacé avant de poursuivre :

– C’est la première fois que venez en Sui…

Sa phrase s’interrompt là et, horrifiée, je le vois faire un écart pour éviter un camion qui arrive en sens inverse, puis se rapprocher du bord de la route de montagne, étroite et sinueuse. Aucune barrière ne nous protège du ravin en contrebas et je m’accroche à la portière, les muscles tendus, alors que la voiture dérape sur la glace. Je ferme les yeux en attendant l’impact. Le temps passe au ralenti tandis que je me prépare aux cris à venir, au flou qui va tomber sur le monde, à l’assourdissant fracas des airbags en train d’exploser. Et à la douleur.

Un quart de seconde, je me sens euphorique : peut-être que je n’y survivrai pas, cette fois.

Mais voilà que la voiture vire sur la gauche, hors du danger, et je suis ramenée à la réalité par l’éclat de rire nerveux du chauffeur. Il klaxonne un peu tard, alors que le camion n’est plus qu’un point à l’horizon, et je l’aperçois en train de m’observer dans le rétroviseur.

– Tous des cinglés, maugrée-t-il avec un sourire contrit.

Sourire que je ne lui rends pas, trop occupée à passer les doigts sur les rebords usés de la ceinture de sécurité.

– Regardez devant vous ! dis-je d’un air mauvais.

Durant l’heure qui suit, il essaie encore d’engager la conversation mais cette fois, je l’ignore carrément, sans chercher à cacher mon hostilité. Je détache mes yeux des montagnes suisses en m’efforçant de ramener à la vie mes membres glacés par la peur, en essayant de ne pas penser à ce qui aurait pu arriver, ni à l’instant où je m’en serais presque réjouie.

En fait, mon esprit tourne autour de souvenirs qui remontent à huit mois, lorsque je me suis réveillée à l’hôpital, en Californie, au son des voix de ma mère et d’une infirmière qui essayaient, pourtant, de parler doucement.

– La psychiatre de Cara, le Docteur Burns, voudrait la garder encore quelques nuits afin de l’observer davantage.

À quoi ma mère, sans doute irritée par mon séjour prolongé dans cet établissement situé à plus d’hune heure de la maison, a répondu sèchement :

– En quel honneur faudrait-il qu’elle reste encore ? Ses blessures physiques sont, comme le médecin l’a répété ce matin, plutôt mineures. Le fait qu’elle s’en soit sortie avec juste un bras cassé est en soi un miracle. Mais c’est un fait – à présent qu’elle a recouvré assez de forces pour rentrer à la maison.

– Certes, madame Cooper, pourtant…

– Madame Blair !

Ma mère tient à rectifier chaque fois qu’on lui attribue le nom de mon père. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se remarier quand il est parti et, durant les mois intermédiaires, elle avait repris son nom de jeune fille.

– Pardon, madame Blair, a poursuivi l’infirmière, mais le Docteur Burns, n’est pas convaincue du tout de la bonne santé de Cara. En fait, elle craint que votre fille n’ait des tendances suicidaires.

J’imagine assez bien ma mère en train d’écarquiller des yeux horrifiés à cette annonce, tout en vérifiant autour d’elle que personne n’écoutait.

– Ma fille n’est pas suicidaire !

Au moins, l’infirmière savait garder son calme.

– Il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’elle souffre d’une forme de trouble de stress post-traumatique. Cara a vécu une expérience très éprouvante.

Il a fallu une longue pause à ma mère pour digérer ces paroles.

– C’est une maladie mentale… a poursuivi l’infirmière.

– Je connais. Je ne veux plus en entendre parler. Je suis sa tutrice légale, alors donnez-moi les papiers que je dois remplir pour la faire sortir d’ici. Maladie mentale… Franchement ! Elle est en état de choc, voilà tout !

– Ce serait contre l’avis médical. Il faudrait signer une décharge.

– Donnez-moi les papiers, a répondu ma mère sans hésitation.

Quand j’y repense, deux éléments de cet échange ressurgissent. D’abord que mes blessures ont été décrites comme physiques. La douleur de mon bras cassé en quatre endroits n’était rien comparée à celle que je ressens encore chaque jour au souvenir de ce qui s’est brisé ce soir-là – une chose qu’aucune vis métallique ne pourra réparer. Ensuite, que cette plaie et l’interminable série d’hématomes qui couvraient mon corps aient été désignées comme mineures. Rien dans cet accident n’avait quoi que ce soit de mineur ; ça me donnait l’impression qu’on le schématisait, à croire qu’il tenait une bien maigre place dans l’ordre des choses.

Je garde les yeux fixés sur le siège en face de moi ; je n’ai pas envie de risquer un nouveau regard vers la scène qui se déroule derrière la fenêtre. Le fait que je sois arrivée si loin dans mon voyage tient déjà du miracle. Néanmoins, j’atteins mes limites et je suis soulagée lorsque la voiture ralentit. Dès qu’on s’arrête, je me précipite dehors en cachant mes mains derrière mon dos pour que le chauffeur ne voie pas qu’elles tremblent encore.

– Vous êtes à destination, dit-il en désignant le grand bâtiment.

On dirait davantage un palais russe qu’un lycée, avec sa façade bleutée sur au moins six étages, et les trois dômes dorés du toit. On retrouve ces mêmes dorures effritées autour des fenêtres à l’ancienne, tandis qu’au rez-de-chaussée, débordent des auvents verts et blancs. Je me retourne pour faire face à la vue ; sur ma droite une station de téléphérique envoie ses cabines en direction d’une petite ville à flanc de montagne.

À présent que j’ai remis pied à terre, la descente entre les deux pics ne me paraît plus aussi dangereuse. En revanche, l’école me fait un effet pour le moins bizarre, au bord du ravin avec juste une barrière de fer bleu pâle à hauteur de la taille pour empêcher les gens de tomber. Même là, alors que je remarque les circonvolutions du métal, j’ai plutôt l’impression d’y voir un décor qu’une protection.

– Je vous dépose ça à l’intérieur ? demande le chauffeur en sortant ma valise.

– Je vais me débrouiller.

Et j’attrape dans sa main le seul blouson que j’aie apporté pour le jeter sur mes épaules. À la dernière minute, je me retourne en murmurant :

– Merci.

Malgré son air stupéfait, je prends la direction de l’entrée ; à mesure que j’approche, deux silhouettes se matérialisent : une fille et un garçon d’à peu près mon âge, elle avec ses longs cheveux roux foncé qui lui tombent sous les épaules, son teint clair, comme le mien, mais couvert de taches de rousseur. Le garçon mesure bien une tête de plus qu’elle mais, malgré sa minceur, présente un visage aux rondeurs encore enfantines sous des mèches blondes.

– Donne-moi ça ! lance-t-il en désignant mes bagages.

Ses paroles résonnent dans un accent étranger, peut-être scandinave.

– Pas la peine, dis-je.

Je regrette aussitôt cette réaction, exactement ce que ma mère m’a conseillé de ne pas faire. Ce sera un nouveau départ pour toi, assurait-elle. Personne ne te connaît, là-bas – tu pourras redevenir toi-même. Ses paroles avaient anéanti toute la résistance qui me restait. Elle sait sans doute aussi bien que moi qu’il n’existe pas de retour en arrière. Cependant, sans trop savoir comment m’y prendre, je décide d’essayer de paraître normale devant ces inconnus. Je ne parviens pas à sourire, alors je tâche d’adopter une expression aussi rayonnante que possible.

– Bienvenue à Hope Hall, dit la fille.

Chapitre 2

– Tout le monde est dans la véranda, c’est pour ça que l’atmosphère paraît si calme, explique la fille avec un léger accent français. Au fait, je m’appelle Ren, et lui, c’est Fred.

Elle désigne le grand type blond qui m’adresse alors un drôle de signe, avant de laisser retomber sa main, comme s’il trouvait ça plus normal.

– Cara, dis-je.

Tous deux hochent la tête à l’unisson. Ils sont au courant, bien sûr, puisque c’est mon comité d’accueil. Je me demande juste ce qu’ils savent d’autre sur mon compte.

– Comme je disais, ils sont tous en prépa, c’est le moment ou jamais de te faire faire un tour.

– En prépa ?

– Oh, pardon ! s’exclame-t-elle gaiement. J’oublie toujours que certains mots d’ici font un drôle d’effet.

Je ne peux m’empêcher de la trouver particulièrement belle – sans que ça saute vraiment aux yeux. Le froid a teinté de rose ses joues de porcelaine. Elle est petite, avec quelques centimètres de moins que moi, des yeux chocolat qui lui donnent un regard vif.

– Pardon, pardon, ajoute-t-elle, et maintenant, à cause de moi, tu vas te sentir encore plus gênée d’être nouvelle…

– Ren, détends-toi, lance Fred.

Il est si grand qu’il nous domine largement toutes les deux et, quand il parle, il s’accompagne de gestes de la main qui vont un peu dans tous les sens, comme s’il ne savait que faire de ses longs bras maigres.

– Pardon, répond-elle. Je parle toujours à un million de kilomètres heure quand j’ai le trac…

– La prépa, c’est pour dire les devoirs, entre dix-neuf et vingt heures tous les soirs, explique Fred d’un ton professoral. Ça se passe toujours dans la véranda, comme ça on va pouvoir se balader tranquillement pendant trois-quarts d’heure. Mais on devrait y aller maintenant. Laisse tes affaires ici, on reviendra les prendre plus tard.

Je fais glisser mon sac à dos le long de mon épaule afin de les suivre à travers le lycée.

 

Trois-quarts d’heure, c’est loin d’être suffisant pour faire le tour des lieux. On commence par le rez-de-chaussée au sombre plancher, qui va de classe en classe. Tout comme le reste de l’école, rien n’est semblable d’une salle à l’autre. En fait, elles présentent toutes d’énormes différences avec leurs vieux meubles démodés, la dizaine de bureaux qu’elles contiennent chacune, mais aussi une cheminée où se consument leurs dernières bûches de la journée.

Tout est en contradiction avec ce que je connaissais du milieu scolaire – les détecteurs de métaux, les habituelles fouilles de casiers, les chaises en plastique et les couloirs blancs. Ça me désoriente et me donne encore plus de mal à garder ma sérénité déjà si fragile.

On finit par déboucher dans une grande cour carrée étincelante de glace, au centre du bâtiment en U ; le mur du fond constitue une sorte de rempart de six étages ; le quatrième est composé d’un mur donnant sur d’obscurs ravins, longé par un balcon intérieur illuminé qui apparaît derrière une arche creusée au centre. Je comprends soudain que c’est sans doute ce qu’ils appellent la véranda. Au milieu du bâtiment, la paroi a été remplacée par une verrière qui s’élève sur au moins cinq étages, constituée d’une centaine de carreaux. Apparemment au hasard, certains sont colorés. Par la vitre, éclairée de l’intérieur, j’aperçois une grande bibliothèque à l’ancienne qui s’élève sur plusieurs mètres.

– La véranda, dit Fred.

– Il y a combien d’étudiants, ici ?

– Un peu plus de deux cents.

– Ça ne fait pas beaucoup. Chez moi, on était autant dans mon simple niveau.

– Tu n’as pas fini de t’étonner.

– Là, c’est le gymnase, annonce Ren en nous précédant sous l’arche.

Caché par de grands arbres apparaît un édifice plus moderne. Elle pousse les doubles portes adjacentes à la véranda.

– Et là, reprend-elle, c’est le réfectoire. Mince !

Effectivement, les portes lui résistent. Fred s’approche d’une fenêtre pour alerter quelqu’un, tandis que je remonte la fermeture de mon blouson. Dans l’espace qui sépare mon jean de mes baskets, se glisse un souffle de vent glacé.

– En général, il ne neige pas encore à cette époque de l’année, remarque Ren en désignant les flocons qui commencent à s’accumuler sur le rebord des fenêtres. On a encore droit à un peu de verdure au moins jusqu’au début novembre.

Fred revient vers nous tandis qu’une des portes s’ouvre sur un garçon brun.

– Ah ! notre nouvelle pensionnaire… celle qui vient des États-Unis, énonce-t-il d’une voix étrangement grave.

Je passe en hâte devant lui pour me réfugier au chaud. Il est grand avec la peau mate, les pommettes saillantes et les yeux vert mousse. Quelque part, j’ai l’impression de le reconnaître mais comme je ne vois ni où ni comment j’aurais pu le rencontrer, je me tais.

– Tu viens de Californie, c’est ça ? insiste-t-il.

Je me détourne de lui en hochant la tête, tandis que Ren se hâte de faire les présentations :

– Cara, voici Hector. Il est de la même année que nous.

– Salut ! dis-je sans enthousiasme.

– Bon, on devrait y aller, insiste Ren. Il faut encore voir les résidences avant la fin de la prépa.

Bien que le garçon n’ait pas ajouté un mot, je sens qu’il m’observe et j’ai presque envie de lui dire qu’il risque d’être déçu par ce qu’il va découvrir.

– Tu as raison, répond Fred en le prenant par l’épaule. Merci, Hector.

Celui-ci descend vers la véranda en nous adressant un signe du bras et en lançant d’une voix tranquille :

– Tout ce que tu voudras, Fred.

Je me retourne vers le réfectoire, soulagée qu’Hector soit parti. Entre les murs lambrissés, des dizaines de tables circulaires aux nappes bleu et or sont déjà prêtes pour le petit déjeuner. Du regard, je recherche la zone de desserte, les piles de plateaux, les caisses… toutes ces choses auxquelles je peux m’attendre, comme dans un restaurant.

Fred s’éclaircit la gorge.

– Les repas sont à huit heures du matin, midi et demi et dix-huit heures. Ah oui ! et le goûter – inéluctable si tu interroges le proviseur – se passe dans la véranda.

Comme je hausse les sourcils, il me décoche un sourire.

– Tu verras. De toute façon, Ren va te montrer les chambres – je n’ai pas le droit d’entrer dans l’aile des filles – mais on se retrouvera plus tard.

– D’accord. Merci.

Dès qu’il s’éloigne, je ressens une sorte d’angoisse. Maintenant que l’heure est presque passée, la réalité commence à s’installer devant moi, avec tous ces gens, ces lieux, ces règlements que je ne connais pas. De retour dans le vestibule d’entrée, je récupère mes bagages et suis Ren vers un ascenseur à l’ancienne, au centre d’un escalier. À la dernière minute, je m’immobilise, alors qu’elle vient d’appuyer sur le bouton.

– Tout va bien ? demande-t-elle.

– On va à quel étage ? On ne pourrait pas…

Gênée, je n’ose en dire davantage. Elle ne paraît pas tout de suite comprendre mais, à l’instant où la cabine s’arrête à notre hauteur, elle désigne mes bagages :

– Donne-moi ça, on va les envoyer en haut.

Elle ouvre les portes, installe tout à l’intérieur puis l’envoie en haut. Après quoi elle se met à escalader les marches, et je la suis, emplie de gratitude autant que d’admiration. Combien d’autres gens ne m’auraient pas demandé pourquoi je refusais de prendre l’ascenseur ? Je préfère ne pas jouer les gentilles filles, même pour elle, alors qu’elle accepte de monter au sixième sans protester.

– Le couloir gauche c’est pour les garçons, indique-t-elle un peu essoufflée en récupérant mes affaires dans la cabine. À droite, c’est pour nous.

On s’engage donc dans le couloir des filles, à la moquette bleue, aux portes marquées du nom de chaque occupante. Arrivée au milieu, je peux enfin lire le mien, hâtivement ajouté sous un autre : Bérénice de Laure.

– Tu es avec moi, précise-t-elle l’air de guetter ma réaction. J’espère que ça te va ?

– C’est toi qui y perds, dans l’histoire.

Mauvaise blague que je regretterais presque.

– Il faut que j’aille, réplique-t-elle impavide, aider les plus jeunes à se préparer pour la nuit. Je te laisse t’installer mais je reviens bientôt.

Plutôt décontenancée, je la regarde s’éloigner. Je ne m’attendais pas à partager ma chambre avec quelqu’un. En entrant à l’intérieur, j’ai plutôt l’impression de me retrouver dans un chalet, avec ces deux lits surélevés, chacun équipé d’une échelle et d’un bureau installé dessous. Sur le mien, on ne trouve qu’une pile d’uniformes, tandis que celui de Ren est équipé d’un panneau rempli de photos qui dépassent sur le mur. J’en trace les visages du bout des doigts. Fred y apparaît souvent, de même que l’autre garçon du réfectoire, Hector. Au centre du bureau se trouve le portrait encadré de deux adultes, sans doute les parents de Ren. Là, je me rends compte à quel point mon côté sera différent. Je n’ai apporté qu’une photo avec moi, et je ne tiens pas vraiment à l’exposer.

Je prends mon temps pour défaire mes bagages, sortir mes pantalons, ranger mes chaussures afin qu’elles s’alignent exactement sous mes vêtements. Les murmures qui s’élèvent dans le couloir derrière la porte laissent entendre que la prépa est terminée.

À peu près une demi-heure après le départ de Ren, on frappe à ma porte et elle s’ouvre sans me laisser le loisir de répondre. Une femme d’un certain âge, un peu ronde, apparaît sur le seuil.

– Vous devez être Cara, commence-t-elle avec un accent australien.

Sa voix grave évoque instantanément l’un de ces profs trop sévères dont on parlait dans les romans de mon enfance mais, dès que nos regards se croisent, j’ai l’impression qu’elle se radoucit un peu. Elle possède des yeux d’un bleu pervenche d’une étonnante jeunesse par rapport à son visage ridé et ses quelques mèches grisonnantes.

– Je suis Madame James, votre responsable, chargée de votre accompagnement moral. Désolée de ne pas avoir pu vous accueillir, mais je crois que Ren et Fred vous ont fait visiter les lieux.

– Oui.

– Ren est quelqu’un de bien. Elle s’occupera de vous. Vous avez déjà votre uniforme – tant mieux. Ren vous indiquera tout le reste. Toutefois, si vous avez des questions ou vous inquiétez pour quoi que ce soit, venez me voir. Ma chambre se trouve directement sous la vôtre, au cinquième étage, et ma porte est toujours ouverte.

Elle penche la tête de côté, l’air apitoyé, ce qui me fait aussitôt détourner les yeux.

– Ce que je désire par-dessus tout, reprend-elle, c’est que vous soyez heureuse ici. Nous n’allons pas passer beaucoup de temps ensemble, il va falloir en tirer le maximum.

– Je suis là pour toute une année.

– Ça va vite passer, ma chère. Une année, ce n’est rien du tout.

Je me sens couler. Une année, c’est énorme. Si je songe à tout ce qui m’est arrivé l’année dernière… Si je songe à la durée infinie de ces derniers mois…

Ren ouvre la porte et Mme James semble y voir un signal de départ. Devant leur échange silencieux, je préfère me détourner pour faire mine de plier et déplier mes uniformes : deux jupes de molesquine bleu marine ; pourvu qu’elles m’arrivent au-dessus du genou, comme celle de Ren, quatre chemisiers à manches longues blancs aux cols festonnés, deux pulls bleu marine à col rond et plusieurs collants bleu foncé.

– Pas mal, non ? commente Ren avec un sourire narquois. Bon, tu voudrais sans doute prendre une douche après un aussi long voyage – viens, je vais te montrer la salle de bains.

Je la suis dans le corridor. Cette fois, il est plein de filles qui traînent et bavardent derrière leurs portes ouvertes. Sur notre passage, leurs rires s’apaisent et je sens quelques regards curieux suivre mes pas. À mi-chemin, Ren me fait entrer dans une salle où s’alignent une dizaine de lavabos, face à une rangée de douches sans rideaux. Ce manque d’intimité m’exaspère ; je m’attendais au moins à des cabines.

Deux filles s’enroulent hâtivement dans leur serviette.

– Tu aurais pu frapper ! lance l’une d’elles avec un lourd accent américain.

– Désolée, répond Ren machinalement. Voici Cara ; je lui fais visiter.

– Moi, c’est Joy, et voici Hannah.

L’autre fille nous contemple sans le moindre sourire.

Toutes deux ont les cheveux d’un noir profond et je vois en elles le genre qu’on trouve partout dans les écoles : des élèves parmi les plus populaires. À en juger par leur expression Ren n’en fait pas partie. Bizarrement, ça provoque en moi un élan qui me pousse vers elle ; si bien qu’au lieu d’essayer de faire la connaissance des deux autres, histoire d’essayer de les compter parmi mes amies, je n’examine qu’elle, sans rien dire.

Quant à ces deux-là, je n’y vois que ce qu’elles sont ; après tout, qui pourrait les connaître mieux que moi ? Jusqu’à il y a neuf mois, j’en faisais partie. Quelque part, c’est rassurant de découvrir que ces choses ne changent pas, même à des milliers de kilomètres. J’étais la fille qui se levait plus tôt pour se sécher les cheveux avant les cours, qui s’arrangeait pour mettre constamment ses aptitudes en valeur. Mon maquillage était toujours impeccable, mes vêtements à la dernière mode. Je me demande ce que les gens qui me connaissaient penseraient de moi aujourd’hui : pâle, sans fard, les cheveux à peine blonds, en jean troué et sweat trop large. Je me demande ce que Joy et Hannah pensent de moi.

À l’époque, ça m’aurait préoccupée, maintenant, j’éprouve plutôt une sorte de répulsion devant leur attitude arrogante, comme si elles avaient tous les droits. Car, à la vérité, je ne sais que trop comment ça fonctionne : elles guettent ma réponse afin de décider où je me situe, si cela vaut la peine ou non de me fréquenter. Comme je ne dis rien, Joy plisse les yeux.

Je m’adresse alors à Ren :

– Il n’y a pas de douches ?

– Non, tu veux que je surveille la porte ?

– Avec vous deux coincées là-dedans, on n’a pas fini de se marrer, observe Joy en faisant signe à l’autre fille de la suivre dans le corridor.

Au passage, elle me pose une main sur le bras, dans ce qui se voudrait sans doute un geste de camaraderie. Je l’écarte brutalement, ce qui me vaut une autre remarque :

– À moins que tu ne sois du genre…

Je me retourne vers Ren qui suit d’un regard anxieux le mouvement de la porte.

– Elles t’on fait passer un test, murmure-t-elle, et tu viens de le rater.

– Pas de souci.

Après un bain rapide, durant lequel Ren s’est assise en me tournant le dos pour lire un livre tout en bloquant la porte des pieds, on va se coucher. On a déjà éteint lorsque Mme James vient annoncer l’extinction des feux à vingt-trois heures.

Dans l’obscurité, je me prends le visage entre les mains en me demandant si c’est le moment de vérifier si j’ai ou non versé une larme. Il s’avère que non, pourtant j’éprouve une telle tristesse que j’en suis malade. Je plisse encore les paupières en essayant de tout bloquer et c’est là que j’entends la respiration régulière de Ren partie dans le paradis du sommeil. Je me promets de l’y rejoindre bientôt. Il ne me faudra pas longtemps pour me laisser envelopper dans un néant indolore. Pourtant, le sommeil ne vient toujours pas ; mon esprit virevolte. Comment cacher ma tristesse, ici ? Comment répondre aux questions sur la raison de ma présence en terminale ? Que se passera-t-il si on doit se rendre à nouveau quelque part en voiture ?

Je ne peux pas. Impossible.

Je descends au pied de mon échelle pour fouiller, aussi discrètement que possible, dans mon sac de toilette. Les somnifères que le médecin m’a prescrits, en Californie, ne s’y trouvent pas ; ma mère a dû les récupérer. Je m’efforce de ne pas crier avant de furieusement regagner mon lit.

Des silhouettes informes s’animent dans l’épais nuage de la nuit. Le temps d’ajuster ma vision pour tenter de les distinguer, je compte dix étoiles turquoises lumineuses fixées au plafond au-dessus du lit de Ren. Je recommence à les compter, comme les moutons, quand j’étais petite, jusqu’à me laisser complètement abrutir de monotonie.

Au bout de quelques heures, l’obscurité finit par m’avaler.

Commander L'année après toi